Mémoire [Creakle; Aaron]

Le fond de l'air était frais, chose normale en ce début de Mars. Le ciel, en grande partie bleu, présentant de fines taches blanches irrégulières de temps en temps. Un début d'après-midi particulièrement calme, alors que la ville était d'habitude bien plus agitée. Ce devait être la fin des vacances, sans doute.

J'avançai tranquillement dans les rues quasi-vides de passants. Les rares que je croisais me dévisageaient un peu, sans doute à cause de mon accoutrement datant d'une autre époque, mais toujours impeccable. Ils passaient leur chemin sans rien dire, je faisais de même. De toutes façons, je n'étais pas venu discuter avec eux, bien que je n'aie plus rien contre leur espèce. Je savais que tous n'avaient pas voulu notre mort, et surtout que la quasi-totalité des mortels ne croyaient plus en notre existence. Nos races étaient désormais hors de danger. Pour combien de temps, je l'ignorais, avec la frappe de la Fondation et la pression qu'elle exerçait, certains immortels ne cachaient plus leur identité. Je ne voulais plus jamais revivre l'Humiliation. Surtout à notre époque, où le gens se montreraient peut-être encore moins compréhensifs.

Je m'arrêtai à un carrefour désert. Des buis parcouraient les rues interminables. Je m'en souviens encore, il y a six cents ans. C'était ici que tout s'est déroulé, à quelques pas du centre-ville. Mes yeux se baissèrent vers l'ancienne place de terre nivelée aujourd'hui goudronnée. C'était là que les mortels avaient appris à nous détester. Avant cela, seule une poignée voulait notre extinction, mais dans un effet de foule, tous s'étaient soulevés. Enfin, presque, de rares personnes n'avaient pas cet esprit "mouton" qui avait causé la perte de plusieurs individus.

J'ouvris ma montre. La chaîne d'or passa sur ma main, causant une légère brûlure, mais rien d'important. Il était à peu près quatorze heures. Ça me laissait un après-midi à contempler la ville, comme d'habitude. Puis, demain, le cinq reprendrait l'activité habituelle de la ville, qui se remplirait à nouveau de vie. Personnellement, je retournerais alors travailler à la bibliothèque. Un endroit où j'oublie tout pour me plonger dans de longs temps de lecture mettant parfois mal à l'aise le client qui vient emprunter ou rendre. Les hommes, de nos jours, ne comprenaient plus les différences qui apparaître entre eux. Comme si la race humaine voulait que tous soient égaux, ce qui en soi était impossible.

Je m'assis sur un banc de bois en face du lieu de l'Humiliation, la montre toujours ouverte dans ma paume. J'étais bien parti pour me perdre dans mes pensées...

Je n'aurais pas émergé de mon petit monde si personne n'avait fait de remarque sur l'impression étrange qui baignait l'ancienne place. Je ressentais moi-même cette impression, mais elle était justifiée. Je venais régulièrement ici, et ce n'était pas la première fois que j'avais ce ressentiment. Je revoyais presque le sang sur mes habits, son goût, même. Le regard glacial du chasseur. Et celui, implorant, des trois races brisées après leur rencontre avec les mortels.

Je passai ma main sur mon visage, comme pour chasser cette image d'un simple coup. Autour de moi, tout le monde posait la même question. Qu'est-ce qui se passait, d'où venait cette impression de déjà vu, pourquoi une montre n'indiquait plus l'heure exacte? Je dus avouer, avec stupeur, que la mienne elle-même semblait obéir à autre chose qu'a la trame normale du temps. Ou plutôt, elle obéissait exactement à son inverse. Et je devais être le seul à avoir remarqué que cela se produisait depuis que l'homme à la dégaine inhabituelle s'était approché de la place. Alors que je quittai déjà ma place pour essayer de comprendre ce qui se passait entre ce type et le flot soi-disant continu du temps, des gens s'attroupèrent pour pouvoir à leur tour profiter du phénomène étrange. L'homme disparut dans la foule un moment. Petit à petit, à grand peine, le calme retomba.

Il était toujours ici, semblant absorbé par sa lecture. Il était dans mon naturel de vouloir comprendre ce qui se passait. Il ne remarqua apparemment pas l'intérêt que je lui portai, ou peut-être ne souhaitait-il pas être dérangé. Enfin, peut importait, il n'allait pas s'énerver pour un renseignement. Je posai la petite montre à gousset sur le journal, ouverte, la gardant en main grâce à la chaîne d'or. Au fil du temps, la brûlure s'était faite quasi-inexistante, le même phénomène que pour Abygaïl. il faudrait être fin observateur et grand connaisseur des légendes sur les immortels pour remarquer ça. Et je n'étais pas venu lui montrer mes problèmes de peau.

"-Pardonnez le manque de délicatesse, mais... Pouvez-vous m'expliquer ce qui se passe entre vous et le temps?"

La montre fonctionnait très bien, mais à l'envers, et cela semblait être le même phénomène pour tout ceux qui avoisinaient cet homme. Il existait donc des choses, ou des personnes, qui affectent cette trame. Je pensais que seuls les trous noirs en étaient capables, mais j'avais la preuve vivante en face de moi que ce que j'avançais était erroné... ce type était à lui seul une révolution pour la science, mais en avait-il au moins conscience...?

Alors que je m'étais montré plus que direct, le type ne m'envoya pas balader comme le font beaucoup. Au moins, il semblait capable de s'adapter au comportement d'un sage confronté à un problème spatio-temporel, ce qui, dans certains cas, pouvait s'avérer utile. Sans doute ses yeux brillèrent-ils quand il commenta la montre d'un "très joli", mais je n’aperçus rien à travers ses verres épais. A ma question, j'obtins une réponse qui ne me convint pas vraiment, mais je fis avec.

"- Et bien, voyez-vous, je ne sais pas moi-même l’étendu de mon pouvoir ni comment le maîtriser… "

Voilà qui était compromettant. Être involontairement capable de froisser la trame du temps...

"-Monsieur…Navré de vous avoir fait subir des souvenirs douloureux, si c’est le cas."

Que ce fut le cas ou non, ça ne le regardait pas vraiment... Je n'allais pas lui répondre "En effet, à cause de vous, je viens de me revoir attaché à un mat sous les huées des mortels il y a six cents ans.". D'une, je passerais pour un débile profond, et de deux, je me ferais sans doute chasser de l'endroit à coups de pierres.

Le passai la main sur le visage. Les coups de pierre étaient révolus depuis plusieurs siècles déjà, alors qu'est-ce que je racontais...? L'autre me coupa dans mes pensées, cette fois volontairement.

"- Au fait, comment avez-vous deviné qui est responsable de se bouleversement ? Que voulez-vous ? M’utilisé pour la science ? Je suis au courent que le don que j’ai fait des envieux, mais croyez-moi, c’est un vrai calvaire. "

Je souris en reculant d'un pas.

"-Ouh, pas tant de questions à la fois! Je vous demandais juste si c'était un phénomène explicable, mais apparemment pas... Et vous deviez bien être le seul à ne pas vous étonner de ce qui se passait ici... Je ne vous veux rien, croyez-moi, il est juste dans mon naturel de m'intéresser à tout."

Il m’observait bizarrement. Plusieurs personnes étaient comme ça, elles sentaient quelque chose de bizarre en moi. Mais jamais elle ne parvenaient à pointer du doigt la différence que j'avais avec elles. Pourtant c'était bien simple, je n'étais juste pas humain.

Je retirais la montre d'un coup sec, la réceptionnant entre trois doigts. Je n'étais visiblement pas le bienvenu, alors. Je serais facilement parti s'il n'avais pas encore repris la parole.

"- Mais vous avez là un très beau spécimen…et c’est la première fois que l’on s’intéresse à mon cas…"

"-Oui, elle a... Dix-neuf cents quinze ans. Elle a un jour fait office de boîte à musique, mais avec le temps... Et il est dans ma nature, enfin, on ma éduqué comme ça, je ne pouvais pas passer à côté d'un tel phénomène..."

J'en avais sans doute dit beaucoup en précisant l'âge de la montre, mais qu'importe. Il ne déduirait sans doute rien. Et puis, je cachais véritablement ma nature aux gens louches, et lui, en dehors de sa dégaine, me paraissait digne de confiance.

"- Je suis Creakle Van Zimmer…mais appelez-moi Chris ou bien Time, c’est comme vous le sentez." Dit-il en me tendant la main.

Sans réfléchir, je fis de même, bien que les coutumes inventées par les moretls m'aient toujours été un peu étrangères.

"-Enchanté. Aaron Greenleaves. On se m'a jamais surnommé, alors... Ce sera Aaron, simplement?" Lui-demandai-je en souriant.

Je m'emparais du journal qu'il avait posé sur un banc voisin. Le gens disaient voir le temps...? On ne le voit pas, pour la simple raison qu'on ne peut pas le percevoir autrement que dans son cours normal... Si ça se trouve, peut-être avançait-il plus vite ou plus lentement, parfois, mais jamais personne ne le remarquait. Nous y étions tous soumis, mortels comme immortels...

"-Les médias ne tournent plus leurs phrases correctement, de nos jours..."

Chris se pencha sur la montre et commença à lui parler. Bon... Pourquoi pas, bien que cette manie soit un peu... Spéciale? il m'arrivait régulièrement de parler seul, mais jamais à des objets, ce qui étrange. Enfin, j'en fis abstraction. Et même, en dehors de cela, je n'étais pas tout à fait d'accord avec lui. Elle avait beau porter deux millénaires, elle commençait à fatiguer. Je l'avais reçue comme une sorte de cadeau de naissance, et ne m'en étais jamais séparé. La petite chaîne en or qui à laquelle elle était suspendue lui apportait encore un peu de valeur, tant matérielle que sentimentale. Mais à l'intérieur, les mécanismes de la fameuse boîte à musique étaient complètement rouillés. Je m'en souviens encore. Une mélodie mélancolique mais très claire. Composée pour je ne sais même plus quelle occasion, mais que j'appréciais beaucoup. Le genre de choses que l'on oublie pas, surtout en tant que Sage...

D'ailleurs, l'autre ne semblait pas avoir connaissance de cette race. Même si lui aussi avait quelque chose d'inhumain, quelque chose qu'un sage ne peut pas deviner sans l'aide du Don. Et comme l'utiliser seulement pour cela me paraissait inutile... La question me brûlait les lèvres. "Êtes-vous vraiment humain?" Mais ce n'était peut-être pas le lieu le mieux choisi pour le lui demander. Et surtout, il me retournerait sans doute la question. Il n'était sans doute pas Loup, Sage, ni Vampire, sinon, sans doute m'aurait-il reconnu... Il ne me restait que l'humain mortel ou l'Hybride. Oh, et puis... Pourquoi s'embêter à trouver sa nature alors que le besoin ne s'en faisait pas sentir? Sans doute finirait-il par s'ouvrir à moi sans que je ne l'y oblige.

"-Si vous voulez...je peux vous montrer ma collection…ainsi que vous renseigner sur se phénomène.

Je vois. S'il pouvait me renseigner là-dessus, c'est sans doute qu'il en savait plus qu'il n'avait essayé de me le faire croire. Sans doute contrôlait-il son pouvoir, même, mais il ne voulait pas l'avouer, pour une raison qui m'était inconnue... Qu'importe. Je n'avais vraiment pas envie de le saouler de questions ou de le mettre dans une situation délicate. Je fermai la montre d'un coup sec avant de lui répondre en souriant.

"-Si vous me le proposez... Ce sera très volontiers. Vous êtes vraiment un passionné, apparemment!"

Je penchais de plus en plus pour l'hybride. La manière d'observer les gens autour de lui, de lever le nez à chaque alerte, me rappelait celle d'un animal. Les hybrides, ces créatures que la Fondation se plaît à créer, à torturer, même.Pour quoi? Pour le plaisir? Je n'en savais trop rien, mais cela me paraissait de toutes façons stupide et inutile. Quoique l'idée de créer de nouveaux être n'était pas inintéressante, celle de les torturer me charmait un peu moins...

Je suivis l'homme qui se dirigeait vers le clocher. Je ne pus m'empêcher de lui poser une question en chemin.

"-Mais... Vous êtes sûr de ne pas vouloir me dire comment vous le contrôlez?"

Inutile de me prendre pour un idiot... Au moins, j'étais bien sûr d'une chose, il contrôlait cette distorsion, et qui veuille me l'avouer ou non, j'étais convaincu d'avoir raison. Je me mis à sa hauteur, la montre toujours suspendue par cette chaîne d'or brûlante, preuve que les mortels ne nous désiraient pas dans leur société.

Un homme heureux d'être heureux. C'était original, mais bon. Pourquoi pas, après tout. Ce devait être utile. Personnellement, rien n'était mieux qu'un livre pour me mettre de bonne humeur. Et comme j’étais difficile dans le choix de ceux-ci, il m'arrivait parfois de rester seul dans mon coin a broyer du noir, le nez dans les étagères sombres et poussiéreuses de la bibliothèque. Curieusement, les mortels ne s'imaginaient pas à quel point ils pouvaient s'approcher de la réalité, dans certains livres de science-fiction. Après tout, Vampire et Loups-Garous se retrouvaient régulièrement dans leur pages.

Mais jamais les sages n'y figuraient... Sans doute n'étions-nous pas intéressants. En même temps, je l'avoue, les êtres pacifiques et impartiaux sont souvent les moins passionnants. Et presque personne, même les humains ayant été présents lors de l'Humiliation, ignoraient notre don. La seule manière de nous différencier des autres humains était sans doute le contact de l'or... Je cherchai les coups, à en garder toujours sur moi. Mais ça m'était égal. Aucun mortel n'était assez observateur pour remarquer cela.

Nous approchions de ce clocher. C'était ici que ce type vivait? Décidément, la population humaine que notre race avait engendrée m'étonnerait toujours... Enfin, que nous avions presque engendré. J'étais convaincu que cet homme était issu d'un certain croisement. Et lui aussi sentait ma nature non-humaine. Je lui en parlerais sans doute. Après tout, face à un type comme lui, dont je connaissais un certain secret, il serait déloyal de partir sans que lui connaisse le mien...

Ce fut aux pieds dudit clocher que je me décidai. S'il n'avait rien contre les sages, tant mieux. Si'il nous détestait autant que les chasseurs l'avaient fait, tant pis, j'effacerais sa mémoire, point. Mais rester dans le flou comme ça me gênait un peu.

"-Si vous voulez en savoir plus..."

Je souris.

"-Cette montre... Est un cadeau de naissance..."

Il me prendrait pour un fou, à coups quasi-sur, mais qu'importe. Je vérifiai que personne ne nous entendrait d'ici.

"-De toutes façons, vous vous en doutiez surement... En tant que Dirigeant, je ne peux pas me permettre de dévoiler mon identité à qui veut... Aaron Greenleaves, Dirigeant de la race des Sages, entamant sa dix-neuf cent quinzième année. Ça sonne un peu faux. Je peux bien vous dévoiler ça, cher... hybride, je me trompe?"

Un sourire se dessina sur mon visage. Je venais peut-être de semer le trouble chez Creakle, ou peut-être pas... Il avait dû, a plusieurs reprises, se poser des questions sur ma nature, et peut-être l'avait-il déjà déterminée. Je restai là, planté au milieu de l'entrée de la tour. J'attendais une réaction. Cela me permettrait en plus de mieux cerner les comportements hybrides...