Sous la pluie. [suite de Ebonny Wings, Ivory Fur: Raven/Elianah]

Tiens. La pluie s'écrasait sur mes ailes noires. Cette sensation que j'aimais tant. L'eau glacée d'un début d'Automne. L'averse qui disparaît dans l'épais brouillard de ces ruelles piétonnes. L'odeur du sol humide qui remonte. Tout ça contribuait à donner une ambiance presque parfaite, seulement troublée par la présence de cette fille à la dégaine ridicule habillée d'un manteau beaucoup trop long pour elle. Elle m'avait coupé net dans mon envol, me forçant à m'adresser à elle entre humains et non en tant qu'oiseau. Je serais bien rentré, pour profiter de l'averse en haut du clocher désormais silencieux, qui attendait six heures pour reprendre du service.

L'averse battait son plein, et avec mon ouïe d'oiseau, j'eus du mal à percevoir ce que la lionne disait. Enfin, je ne lui fis pas répéter.

"- Alors, pour toi aussi ça été dur, à la fondation ?"

J'aurais qualifié cette question de bête aisément, mais l'envie de la mettre en colère se faisait absente. Je l'observai du coin de l'oeil. Son regard ne mentait pas. Je n'étais pas grand psychologue ou quoi que ce soit, mais j'arrivais à voir ce qu'elle voulait dire.

"- Je suis né là-dedans, je ne peux pas comparer ça à une vie normale... Je n'sais même pas ce qu'il y a après la ligne d'horizon, pour tout te dire..."

Enfin, je n'avais jamais eu la curiosité d'aller voir, d'un autre côté, mais bon. Mon naturel flemmard s'éveillait à chaque fois que j'y pensais.

"- Et comme j'étais une nouvelle espèce, je te promets qu'il ne m'ont pas ménagé. Je ne pourrais même pas donner un ordre de grandeur du nombre de vies que j'ai prises. Ma vie contre la leur, le choix était vite fait, à l'époque..."

Des dizaines? Peut-être... J'aurais aimé que l'on me dise pourquoi, autrement que pour survivre, j'ai eu à faire ça. Pour satisfaire des types en blanc et aux lunettes en cul de bouteille? Pour qu'ils aient une promotion ou je ne sais quoi de la part de leur patron? N'empêche, lors de l'évasion, plusieurs l'ont payé cher. A sous-estimer un corbeau, on finit par en subir les conséquences.

L'autre aussi avait dû en bave, à en juger par son expression. Des grands yeux verts remplis de souvenirs à vous en donner la nausée, sans doute. Elle avait un caractère pire que le mien, ce qui devait être une des conséquences de ce qu'elle avait vécu.

Je me mis face au clocher, contemplant la grande horloge, dos à elle. La pluie ruisselait dans les caniveaux, ou parfois, quand le coeur lui en disais, sur mon visage, collant cheveux et vêtements à ma peau. Je devais être le seul idiot au monde à aimer ça, mais l'avis des autre m'importait si peu...

"-Enfin, je ne suis pas à plaindre... Je suis en vie, je n'ai pas été tué comme beaucoup par un sale corbeau intéressé seulement par sa petite vie. J'imagine que ça n'a pas été la fête pour toi non plus, en témoignent tes cicatrices."

Elle avait beau les cacher, apparemment, rien ne m'échappait. D'ailleurs, toutes ces traces résultaient d'évènements passés, alors pourquoi les cacher? J'aurais bien voulu savoir pourquoi les hybrides n'osaient pas solliciter l'aide des simples humains. Pourquoi pas? Nous savions où se trouvait la Fondation, nous pouvions prouver notre identité... peut-être tout simplement n'osions-nous pas, par peur de perdre la vie. Enfin, j'espérais de tout coeur venir à bout de cette organisation...

Je levai le nez vers le ciel. Pourquoi avais-je pris le temps de lui répondre? D'habitude, j'étais plutôt du genre à répondre seulement par oui ou non. Enfin, quelque part, la raison ne m'était pas vraiment inconnue.

L'autre avait dû se sentir obligée de me répondre, ce qui n'était pas du tout le cas. Enfin elle faisait bien ce qu'elle voulait. Il y avait donc bien quelques trucs qui devaient lui trotter dans la tête. Un type qu'elle ne souhaitait en aucun cas revoir. Un "grand manitou" ou un truc dans le genre. Certains termes m'échappaient, et celui-ci en faisait partie.

Enfin,j 'en fis abstraction, je n'allais pas casser la discussion en lui demandant ce que c'était que ça. Il n'empêche, j'avais été plus efficace qu'elle sur le point de l'évasion, j'avais essayé une fois et j'avais réussi (en manquant d'y laisser la vie, mais bref.). Ce devait être plus simple de s'enfuir en volant tel que je l'avais fait plutôt qu'à pieds comme elle avait dû le faire.

Elle me fixait toujours avec insistance, ce qui avait vraiment le don de me mettre mal à l'aise. Je n'avais pas l'habitude que quelqu'un me témoigne un peu d'attention. Vu que d'habitude, je me faisais largement détester par tout le monde, tel le gentil petit corbeau que j'étais... Elle frisait du nez sous la pluie, ne semblait pas apprécier son contact. Mais bon, elle continuait encore à me dévisager.

"-Hm... Eh, Elianah, arrête de me regarder comme ça..."

Enfin, elle ferait bien ce qu'elle voulait... Mais c'était vraiment une sensation bizarre que de se faire toiser pas ces yeux verts. Peut-être n'était-ce pas si désagréable que ça, mais j'avais toujours eu du mal à décrire ce que je ressentais. Cette nuit plus que tout.

Je m'assis sur le bord du trottoir, fixant toujours les masses noires formées des nuages. L'averse semblait se plaire à rester, sans doute appréciait elle la brume. Je n'avais jamais eu l'occasion de rencontrer Elianah lors des tests ou entraînements à la Fondation. Elle s'était peut-être évadée très jeune, ou alors elle n'avait pas été affectée aux cellules des nouvelles espèces.

"-Au fait, tu t'es évadée il y a longtemps? Personnellement, ça doit faire un mois..."

Je commençais à en avoir assez de ce regard ce chien battu qu'Elianah arborait depuis tout à l'heure. J'étais le seul à ne vivre que pour moi et à ne pas regretter mon passé? Enfin bon, tout le monde n'était pas comme moi, fort heureusement... Alors, elle s'était enfuie de la Fondation dans sa jeunesse. Elle devait en savoir tellement plus que moi sur cet endroit que l'on nomme "terre". Mais qu'importe, j'avais tout mon temps pour la découvrir. Ou peut-être pas... Après tout ,j'avais toujours cette puce dans le bras, la Fondation menaçait à tout instant de me retrouver et...

Je secouai la tête. Je savais très bien ce qui se passerait, mais je n'avais pas envie d'y penser. Vivre au jour le jour me suffisait. Et puis, je devait m'être perdu dans les pensées depuis un certain temps déjà, et je n'avais écouté Elianah que d'une oreille distraite. Un être cher? Cela englobait beaucoup de possibilités, mais sans doute était-ce un parent. Après tout, un gamin ne se lamente pas d'un amour perdu... Je commençais à penser n'importe quoi, ma parole.

"- Tu sais, c’est dur de quitter quelqu’un que l’on aime dans la même situation que toi en sachant que l’on ne peut pas l’aider…J’ai vécu ça plusieurs fois après ma fuite et il y a des moments où je me dit, que la vie est vraiment injuste avec ceux qui ne sont pas humains… Même si je suis fière de se que je suis, je pense qu'il aurait été favorable à ma vie que je sois...."normale". "

"-Dans ce cas-là, tu n'as rien à faire ici... On est ce qu'on est, si tu as encore à te lamenter sur quelque chose de ce genre, fais en sorte que je n'entende pas... Je suis fier de ma nature, j'ai prouvé comme beaucoup de semblables que même les créatures indésirables ont le droit de vivre... Et de toutes façons, tu n'est pas à plaindre, beaucoup d'hybrides sont dans un cas pire que le tien. Tu te plains d'avoir perdu un être cher alors que j'en ai jamais eu... Crois-moi, ne rien avoir à regretter est bien plus dur que l'inverse..."

Je me surpris moi-même a faire cette tirade, mais peu importe. Je n'en pouvais plus de la voir se plaindre... Elle fixait toujours le sol. La pluie s'était transformée en un crachin des plus doux. Je levai les yeux vers l'autre. Je ne contrôlais pas toujours mes mots, peut-être que j'avais encore vexé quelqu'un... je tournai la tête, fixant l'eau qui parcourait les caniveaux.

"... Excuse. Je sais même pas de quoi je parle..."

Je me levai. La pluie ne semblait pas prête à s'arrêter. Les chouettes passaient de temps en temps voir ce qui se passait. Voilà que je m'en voulais, tiens. C'était bien la première fois que je ressentais ça. Enfin, je restais convaincu qu'hausser le ton aurait tôt ou tard du arriver et était nécessaire. Je ne me sentais pas bien, ici. Plus que jamais, j'aurais voulu être ailleurs... Dans mon clocher, tiens, pourquoi pas... Je fixai la grand horloge qui se perdait dans la pluie. Je ne savais pas me taire, franchement...